Contexte
- Chasuble avec orfroi (= broderie en bordure appliquée sur vêtements ecclésiastiques) en bande sur le devant, en croix sur le dos.
- Chasuble du 2e quart du XXe s. ; orfroi du 1er quart du XVIe s.
- Chasuble en Damas de soie gaufrée ; orfroi en soie de Chine et fils d’argent.


Une redécouverte inattendue !
Au début du 20e s., les paroissiens de Tavers s’avisent de l’état de l’orfroi qu’ils ont l’habitude de voir lors de grandes fêtes. Il est vrai que de mémoire de Taversois, on a toujours connu cet ornement, inlassablement recousu sur une nouvelle chasuble quand la précédente montre des signes de vieillissement.
On ignore alors tout de sa valeur artistique et matérielle. L’orfroi est donc porté dans un ouvroir orléanais (= ateliers de dame bénévoles destiné à la couture des vêtements des pauvres et du clergé). Intriguée par la qualité de l’ouvrage, la personne consultée oriente vers des spécialistes. Une étude soignée révèle alors que la paroisse de Tavers est en possession d’une des plus belles et plus rares pièces du matériel cultuel de la région !
Identifiée comme un orfroi de grande qualité de la Renaissance, elle est classée en 1931. Elle est alors restaurée avec soin et montée sur la chasuble en damas de soie actuelle. Informé de l’identification, l’évêque fait porter le vêtement liturgique à la cathédrale d’Orléans lors de la messe du 8 mai – en l’absence de précisions, on supposera qu’il s’agit de l’année 1930 ou 1931 – à l’occasion des fêtes de Jeanne d’Arc, dont la canonisation est toute récente (1920).
Un orfroi marqué par l’essor de la broderie occidentale
Avant de se lancer dans le décryptage de l’orfroi de Tavers, il faut rappeler l’impact des croisades dans la broderie occidentale. Partis armurés jusqu’aux dents, les croisés reviennent parés de vêtements et d’étoffes de luxe qu’ils ont achetés ou dérobés aux Byzantins comme aux Turcs. Leur fascination est immense ! Très vite, ces étoffes sont destinées à orner les châsses des nombreuses reliques qu’ils ramènent et sont réservées au culte.
Bien vite, les monastères deviennent des lieux de production, procédant d’abord par imitation, puis par création : tandis que Byzance décline, l’Europe devient le centre de production international de la broderie moderne (XVI-XVIIIe s.) C’est l’époque où le vêtement ecclésiastique se distingue définitivement du vêtement profane.
On sait que notre objet appartient à la gamme des vêtements ecclésiastiques. Notons qu’à l’origine, la chasuble appartenait à la garde-robe du citoyen romain, et ce jusqu’au Ve s. Petit à petit, elle va pénétrer le milieu monastique et s’imposer finalement comme vêtement du dessus du célébrant.

L’orfroi de notre chasuble est un témoignage remarquable de l’essor de la broderie occidentale sacrée à l’époque Moderne. C’est en effet à partir de la Renaissance que les latins passent maîtres au niveau technique : la broderie devient une véritable peinture à l’aiguille, comme nous le montrent les dégradés de couleurs employées pour les chairs et les tissus, dont nous reparlerons plus loin. Qui plus est, les matériaux employés sont nobles et viennent des contrées les plus lointaines. Ici des fils d’argent se mêlent à la soie de Chine !
Une iconographie révélatrice de la mentalité Renaissance
Réalisée dans le 1er quart du XVIe s., notre objet participe de la Renaissance française, alors en pleine expansion à Chambord et dans ses environs… La Renaissance pénètre en France par différents canaux : les commandes royales, l’émigration d’artistes italiens, tel Léonard de Vinci mort à Amboise, les voyages d’artistes du Nord, comme Dürer, dont les gravures se diffusent à grande échelle. Il faut en effet évoquer la circulation d’images et de cahiers de modèles. Cette démocratisation de l’image est due à l’essor du papier : une véritable révolution !
Aussi, reconnaît-on sans peine comme source d’inspiration de la crucifixion de l’orfroi de Tavers un modèle italien, très probablement la crucifixion du retable Chigi par le Pérugin. Si la composition est sensiblement différente, l’image du crucifix est inchangée et l’on retrouve les anges – certes représentés en buste pour des raisons d’espace -, recueillant le sang du Christ de part et d’autre de la croix. Les autres personnages diffèrent pour partie et s’agencent en conformité avec la forme de la broderie.

Comme dans l’original, le Christ est humanisé. Nous sommes là face à une transformation majeure de l’image à la Renaissance. Le mystère de l’Incarnation interpelle plus que jamais l’Occident marqué à la fois par les guerres, la maladie, l’ouverture au monde et l’humanisme. C’est désormais l’image d’un homme, et d’un homme souffrant que le Christ revêt.
C’est d’abord dans le traitement des chairs que se dit cet homme. La connaissance anatomique conduit à des représentations réalistes du corps. Les effets de modelés qui sont l’un des traits caractéristiques de l’art de la Renaissance sont rendus avec virtuosité sur l’orfroi. De fait, l’une des grandes mutations de la broderie moderne est d’avoir abandonné le remplissage uni des figures au profit de dégradés rivalisant avec la peinture. Dans les archives de la corporation de Paris, on peut ainsi lire que « désormais, on devra remplir les nus et les visages de trois ou quatre soies au moins, teintes en carnation et non de soie blanche comme auparavant. » C’est exactement ce que nous observons ici : on relève des fils allant du rose pâle au roux.

L’homme se lit aussi dans l’émotion. Affublé de la couronne d’épines, la tête du Christ retombe sur le torse. Les yeux entrouverts, les lèvres marquées par un rictus,… tout le visage exprime la souffrance ! Le sang qui s’épanche des mains est recueilli par deux anges, dont la présence souligne l’intensité dramatique de la scène.
Si Dieu se fait homme, les anges aussi s’humanisent. Imitation du Christ, ils deviennent un modèle pour les laïcs. Autrefois expression de la gloire céleste, ils s’associent désormais à la dimension sacrificielle de la mission christique. Le symbole a glissé de la théophanie à la manifestation de l’humanité, ou pour le dire autrement, on est passé du Dieu Sauveur glorieux au Dieu Sauveur souffrant.
Vêtus de robes bleues couvertes de chapes roses, nos anges semblent des laïcs et c’est tout juste si leurs ailes ne disparaissent pas tout à fait dans le fond. Ils sont pieux, en adoration de celui qui donne sa vie pour l’humanité qu’il aime.
Ainsi, la crucifixion de l’orfroi de Tavers nous montre comment la Renaissance fait passer de l’image mystère du Moyen-Âge à l’image rationalisée des Modernes. Le rêve humaniste est tout entier compris ici : atteindre par les sciences le secret de l’ordre du monde ! Mais reculer les limites du savoir ne mènera jamais à un savoir de l’Infini…
Photo en en-tête : Chasuble Renaissance de Tavers. Copyright EM 2019